Projet de loi contre les dérives sectaires : une loi complexe et dangereuse pour la liberté de la presse, la liberté d’expression et les lanceurs d’alerte.
Le texte provisoire[1] a été adopté en deuxième lecture, hier, le 20 mars 2024 à l’Assemblée Nationale devant une assemblée parsemée [2]. Le vote s’est réparti ainsi
Nombre de votants : 184
Nombre de suffrages exprimés : 169
Majorité absolue des suffrages exprimés : 85
Pour l’adoption : 104
Contre : 65
Abstention : 15
Le projet de loi » visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et à améliorer l’accompagnement des victimes » poursuit son parcours parlementaire chaotique.
La situation détaillée du texte et de l’évolution de son contenu est présentée sur un tableau ici : https://www.senat.fr/tableau-historique/pjl23-111.html . Force est de constater la grande confusion que l’on peut ressentir en voyant ce tableau : une rédaction complexe, abondante et difficilement compréhensible.
Le fameux article 4, qui avait été retiré par les sénateurs, puis par les députés, puis réintroduit et rejeté, a fait l’objet d’une nouvelle écriture après un passage en Commission mixte paritaire et plusieurs amendements adoptés[3].
Nous avions déjà pointé, le 16 février, le risque de gel de la pensée scientifique introduit par ce texte, de nature à interdire toute remise en question des positions scientifiques majoritaires du moment, ainsi que l’entrave à l’action des éventuels lanceurs d’alerte qui ont pu par le passé faire ressortir des scandales sanitaires comme, par exemple, l’affaire du Médiator.
On relèvera en particulier l’ajout de deux alinéas à l’article 4, le cinquième qui introduit une exception concernant les points de vue scientifiques exprimés, et le sixième pour les lanceurs d’alerte[4] :
« Lorsque les circonstances dans lesquelles a été commise la provocation définie au premier alinéa permettent d’établir la volonté libre et éclairée de la personne, eu égard notamment à la délivrance d’une information claire et complète quant aux conséquences pour la santé, les délits prévus au présent article ne sont pas constitués, sauf s’il est établi que la personne était placée ou maintenue dans un état de sujétion psychologique ou physique, au sens de l’article 223-15-3 ».
- « Le signalement ou la divulgation d’une information par un lanceur d’alerte dans les conditions prévues à l’article 6 de la loi n° 2016‑1691 du 9 décembre 2016[5]relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ne constitue pas une provocation au sens du présent article ».
7 « Lorsque les délits prévus au présent article sont commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables. »
Le proverbe dit que « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Ce texte ainsi amendé entend éliminer les effets pervers introduits par la création de ce nouveau délit. Or, cette création n’était nullement nécessaire, ainsi que l’avait sagement précisé le Conseil d’État dans son avis du 9 novembre 2023[6], car il existait déjà des incriminations prévues au Code pénal, concernant les dérives dénoncées.
Dans la pratique, si ces alinéas sont censés laisser la possibilité au débat scientifique de s’exprimer et les lanceurs d’alerte, d’agir, par son existence même elle introduit une insécurité juridique permanente. En effet, qui dira que l’auteur d’un article scientifique contestant « l’état des connaissances médicales » (article 4, alinéa 2) « permet d’établir la volonté libre et éclairée de la personne » ? Un juge, fatalement. Donc toute personne contestant la doxa en vigueur se verra potentiellement menacée d’une incrimination devant une juridiction pénale, charge à elle de prouver qu’elle entre bien dans l’exception prévue aux alinéas 5 ou 6 dudit article 4.
Il est probable que nombreux seront ceux qui réfléchiront à deux fois avant de publier. Sans compter la censure préalable potentielle justifiée par la prudence a priori des fournisseurs des services d’informations, dont la sanction est prévue aux articles précédents du projet de loi. Il est à prévoir que ce texte va d’une part contribuer à l’autocensure et de l’autre, engorger davantage les tribunaux qui n’ont pas besoin de cela et peinent déjà à juger dans un délai raisonnable les vrais délinquants : meurtriers, trafiquants de drogue, violeurs, voleurs et escrocs en tout genre… De plus, une mise en cause pénale sur la base de ce texte génèrera pour l’intéressé injustement attaqué, des frais importants et un stress élevé sur une période de plusieurs années.
Si cette loi est alarmante pour la protection des lanceurs d’alerte et plus généralement pour la liberté d’expression, elle ne doit pas conduire à ce que chacun, par peur, s’auto-censure et ne révèle plus les infractions graves dont ils ont connaissance.
Néanmoins, n’est pas lanceur d’alerte qui veut. La qualité de lanceur d’alerte est régie par l’article 6 de la loi n° 2016 1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (5).
Pour avoir la qualité de lanceur d’alerte[7], il faut cumuler les critères suivants :
- être une personne physique
- qui a lancé une alerte, c’est-à-dire qui a révélé des faits répréhensibles tels qu’un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou tentative de dissimulation de violation d’un engagement international, du droit européen ou d’une loi ou de textes règlementaires;
- sans contrepartie financière directe ;
- de bonne foi : je dois avoir des « motifs raisonnables de croire » que les faits que je dénonce portent atteinte à l’intérêt général ou sont contraires au droit.
Si la personne agit hors du cadre professionnel, elle doit avoir eu personnellement connaissance des faits (ne pas rapporter des faits constatés par quelqu’un d’autre).
En conclusion, on ne peut que dénoncer ce texte bavard, filandreux et difficile à lire, qui introduit encore davantage de complexité dans notre société déjà bien pourvue dans ce domaine. Il participe d’une inflation normative régulièrement dénoncée mais toujours en marche accélérée[8]. Si le caractère inacceptable de la rédaction initiale de l’article 4 du projet de loi a été amendé dans le bon sens, le résultat reste confus et entraine une insécurité juridique par la crainte d’être potentiellement mis en cause.
Ce texte reste une loi de censure d’essence totalitaire.
Sources
[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16t0267_texte-adopte-provisoire.pdf
[2] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/scrutins/3562
[3] https://www.vie-publique.fr/loi/291820-projet-de-loi-visant-renforcer-la-lutte-contre-les-derives-sectaires
[4] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16t0267_texte-adopte-provisoire.pdf
[5]https://www.legifrance.gouv.fr/loda/article_lc/LEGIARTI000033562113/
[6] Avis du n°407626 du jeudi 9 novembre 2023, NOR : IOMD2327297L/Verte-1
[7] https://mlalerte.org/outils/
[8] https://www.dalloz-actualite.fr/flash/2021-annee-record-de-l-inflation-normative